Frankenstein ou le Prométhée moderne — La grossesse au masculin ou le paradis perdu
« Did I request thee, Maker, from my clay
To mould me man? Did I solicit thee
From darkness to promote me? »
— Paradise Lost.

Victor Frankenstein, un jeune scientifique ambitieux, défie les lois de la nature en créant une créature à partir de restes humains, mais horrifié par son œuvre, l’abandonne. Rejetée par tous, la créature développe une conscience et une soif de vengeance contre son créateur, semant la destruction sur son passage. Leur affrontement tragique mène Frankenstein à une poursuite obsessionnelle jusqu’aux confins du monde, où il paiera le prix ultime pour son ambition démesurée.
Créer à partir du vide
L’œuvre de Mary Shelley, en particulier son livre de 1818 Frankenstein ou le Prométhée moderne, est considérée par plusieurs experts comme la première œuvre de ce genre littéraire qu’est la science-fiction. En effet, la plupart de ces études focalisent plutôt sur l’aspect scientifique de la nouvelle en évoquant la découverte du principe de galvanisme (processus de création d’un courant électrique par réaction chimique) comme l’une des inspirations majeures de l’auteur. C’est sans trop de surprises que l’œuvre de Shelley apparaît au premier coup d’œil comme intrinsèquement scientifique, mais qu’en est-il vraiment de l’âme de l’histoire?
Il va sans dire qu’il serait très agréable de pouvoir attribuer à une femme l’invention de la science-fiction telle qu’on la connait maintenant. Cependant, avant de sauter dans n’importe quel train qui passe, vaut mieux prendre le temps de savoir où il va (même si le menu à bord semble alléchant). Avant de déterminer ce qu’une œuvre est censée être, il faut d’abord définir ce qu’est un artiste, puis s’assurer de bien saisir le genre littéraire abordé.
Les historiens et les théoriciens de l’art tendent à croire que c’est eux qui dictent la trajectoire que l’Art prend sans se soucier d’où cette dernière origine et ce qu’elle signifie. Toutefois, un artiste, contrairement à l’artisan, crée dans le but d’élaborer sur un concept, une idée ou même un sentiment et de le retransmettre sous une forme plus assimilable par son public. Dans cette optique, il m’est extrêmement difficile de soustraire l’intention de l’artiste à sa création ou même d’en préférer une autre que la sienne. Alors qu’en est-il de Mary Shelley et de Frankenstein? En premier lieu, assurons-nous de bien saisir ce qu’est la science-fiction ainsi que les autres genres qui s’en rapprochent.
Mettre les bons morceaux à la bonne place
Il va de soi que les genres littéraires comme le fantastique et le merveilleux, le gothique et la science-fiction œuvrent avec un parallélisme tellement rapproché qu’il n’est pas rare que leurs lignes se superposent. Néanmoins, chacun d’entre eux est unique et il faut savoir reconnaître le genre principal de l’œuvre en question.
Le fantastique est un genre narratif caractérisé par l’intrusion du surnaturel dans le cadre réaliste d’un récit. Le fantastique se distingue du merveilleux par l’hésitation qu’il produit entre le surnaturel et le naturel, le possible ou l’impossible et parfois entre le logique et l’illogique. Les œuvres notoires en matière de fantastiques sont probablement Dracula de Bram Stoker et The Raven d’Edgar A. Poe. Les histoires du genre mettent généralement en scène des personnages qui remettent leur existence en question face à un phénomène hors du commun. L’oeuvre de fantastique incorporant des notions de science-fiction la plus connue ici serait The Matrix des Wachowskis qui malgré son enveloppe futuriste et sci-fi aborde des sujets éminemment philosophiques et met un individu, Mr. Anderson, devant l’étrangeté du monde qui l’a vu naître. Pour les habitants de la matrice, toute ingérence d’un parti extérieur est déstabilisante. Le film produit aussi un effet d’angoisse constante grâce aux agents qui le poursuivent, aux machines qui l’assiègent, la peur d’être déconnecté ou tué dans son sommeil (ou en rêve), les mystères des entités puissantes comme Oracle ou Architect, etc.
Le merveilleux, quant à lui, plonge le lecteur dans un monde organisé par des lois qui ne sont pas celles de notre monde, mais qui ne surprennent pas le héros; c’est-à-dire que ce qui semble étrange pour le lectorat ne l’est pas pour les personnages de l’histoire. Star Wars est probablement l’exemple le plus clair en matière de merveilleux que l’on confond pour de la science-fiction. L’aspect futuriste et les voyages dans l’espace ne sont qu’un filtre pour aborder des thématiques qui n’évoquent en aucun cas l’avenir troublant de l’humanité provoqué par cette technologie. La preuve; que dit-on au début de chacun des films si ce n’est que tout ceci se passe il y a bien longtemps dans une galaxie (ou un royaume) très, très lointaine?
Les histoire les plus connues en matière de littérature gothique sont probablement Dracula de Bram Stoker et The Raven d’Edgar A. Poe. Les histoires du genre mettent généralement en scène des personnages qui confrontent l’horreur sous des formes monstrueuses avec une ambiance qui préconise le sombre, le mystérieux, la mélancolie et même le macabre. Rappelons-nous de l’architecture qui porte le même nom une fois que le temps, toujours de passage, s’invite à l’intérieur.
La science-fiction, quant à elle, met ainsi en œuvre des progrès physiquement impossibles, du moins en l’état actuel de nos connaissances. Do Android Dream of Electric Sheep démontre bien le genre tout en gardant un aspect psychologique et profond avec la nature humaine. La différence avec Frankenstein serait que toute technologie qui serait étrangère au lectorat ou déstabilisante pour ce dernier ne l’est pas nécessairement pour les personnages. À la place, on explique souvent leur fonctionnement en détail ou à l’inverse on l’aborde grossièrement pour faire rêver aux principes scientifiques qui pourraient permettre de telles prouesses.
L’histoire de Mary Shelley
Née Mary Wollstonecraft Godwin le 30 août 1797 à Somers Town, un faubourg de Londres (aujourd’hui dans le district de Camden), elle est la fille de la philosophe féministe Mary Wollstonecraft et de l’écrivain politique William Godwin. Elle perd sa mère alors qu’elle-même n’est âgée que de dix jours. Son père se remarie quatre ans plus tard. Il offre à sa fille une éducation riche et l’encourage à adhérer à ses théories politiques libérales.
Entre 1814 et 1816, Mary et Percy affrontent un endettement permanent et la mort de leur fille. Ils se marient en 1816, après le suicide de la première épouse de Percy. En 1818, les Shelley quittent le Royaume-Uni pour l’Italie, où meurent leur deuxième et leur troisième enfant, avant que Mary Shelley ne donne naissance à son fils, Percy Florence Shelley, qui seul survivra. Elle publiera Frankenstein la même année.
En 1822, son mari se noie dans le golfe de La Spezia, au cours d’une tempête. Un an plus tard, Mary Shelley retourne en Angleterre et, dès lors, se consacre entièrement à l’éducation de son fils et à sa carrière d’auteure. Les dix dernières années de sa vie sont marquées par la maladie. Elle meurt d’une tumeur du cerveau à 53 ans.
Mary Shelley est sans contredit une des femmes les plus brillantes de sa génération. Cette créativité doublée de son intelligence lui permit de traverser de lourdes épreuves en les sublimant dans ses œuvres (c’est le propre des artistes après tout).
Création et instigation
Frankenstein parle de la hantise du corps lui-même (surtout celui de l’homme puissant), de la création, de la mise au monde et du contrôle que l’on n’a pas sur tout cela. L’histoire écrite par Mary Shelley met effectivement en scène le scientifique Victor Frankenstein utilisant un procédé « scientifique » obscur pour réanimer les morts. Cependant, le ton proposé par l’œuvre n’est pas de la science-fiction, mais du gothique. Comment puis-je oser dire une chose pareille?! Après tout, il y a tellement d’experts qui défendent l’œuvre comme étant un point important de la Science-fiction, puisque Mary Shelley est reconnue par plusieurs comme la première auteure du genre avec Frankenstein; si c’est bel et bien de la science-fiction. De mon point de vue, Shelley a réussi — grâce au genre gothique — à faire quelque chose que peu avant elle (et aussi après) ont tenté. Je sais que l’égo de beaucoup d’uqamien.ne.s sera ébranlé par la nouvelle, mais voici tout de même, grosso modo, la théorie que je défends.
Contrairement à l’idée populaire défendue par les experts littéraires contemporains, la créature de Victor Frankenstein, ainsi que sa machine pour animer les tissus décédés, n’apparaissent pas comme des engins scientifiques, mais vraisemblablement occultes, d’autant plus que la créature est littéralement animée par la foudre, ce qui octroie un aspect beaucoup plus métaphysique que logiques en évoquant le divin. Bien que certains événements marquants de la vie de Mary Shelley ayant un parallèle avec l’histoire de Frankenstein soient ultérieurs à la parution de son roman, Shelley ne détourne pas la possibilité d’avoir créé une œuvre indubitablement personnelle. De ce fait, il n’est pas impossible d’imaginer comment la conception et la création — d’un point de vue purement féminin — ont pu être des concepts amenés au grand jour sous une forme bien différente des filles automates d’Héphaïstos.
Cette notion que l’on pourrait qualifier de « maternelle » permet, entre autres, au genre masculin d’expérimenter ces étapes de la vie qui leurs sont aliens et pourtant si communes du côté de leurs homologues féminins. Étant moi-même de l’équipe des « anti-créateurs », je reste privé d’une partie du monde sensible sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Malgré tout, suite à mon expérience avec l’œuvre de Mary Shelley, j’avais l’impression d’avoir pu lier le discours de l’auteur à celui de toutes ces femmes qui ont pu mentionner leurs grossesses avec d’autres termes que magique, extraordinaire ou formidable; j’avais l’impression de mieux comprendre par l’expérience transposée que j’avais vécue. Jamais ne m’avait apparu l’horreur que cette chose née d’un acte sordide (le sexe, par exemple) puisse un jour se relever de sa misère et se tenir au pas de mon lit au beau milieu de la nuit. C’était, après tout, le désir initial de Shelley pour ceux qui allaient expérimenter son ouvrage.
En conclusion, dans le contexte biographique de Mary Shelley — ayant perdu plusieurs enfants en bas âge et ayant grandi dans un environnement intellectuel imprégné des idées féministes de sa mère, Mary Wollstonecraft — il est possible que ces thématiques aient émergé inconsciemment dans son œuvre. C’est, selon moi, l’intention principale de l’auteur qui prédomine sur les intentions qu’on voudrait bien lui donner par la suite (et dans le doute quelquefois, on ne peut croire que ce qui nous semble le mieux justifié). Mary Shelley stipule avoir voulu faire une histoire dédiée à la hantise et l’épouvante, car, pour elle, ce n’était pas nécessairement la science qui posait problème, mais la folie de l’homme à vouloir contrôler et utiliser les forces naturelles comme bon lui semble sans la notion de ce que « mettre au monde » peut vraiment vouloir dire une fois que l’idée ne plaît plus à aucun des partis.
Si son roman est bel et bien gothique, et non de science-fiction, il demeure sans contredit le précurseur du genre. Cependant, les thématiques abordées restent davantage ancrées dans l’épouvante et le mystère. Les événements qui sont décrits tout au long de Frankenstein ou Le Prométhée moderne contribue à une atmosphère sombre et des réflexions intérieures sur les sensations qu’éprouve le personnage de Frankenstein, tandis que la science sert à nourrir cet effet d’incertitude et de surnaturel. L’idée à la base de la réalisation de Victor est sans doute scientifique, mais son procédé pour y parvenir amène le personnage bien au-delà de ce qu’il serait considéré comme logique ou censé. Cher lectorat, pour que vous puissiez en être sûr, pourquoi ne pas le lire vous-mêmes?
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